Table ronde « Le stéréotype : fabrique de l’identité ? »

Le 26 avril 2017 avait lieu la table ronde sur la thématique « Le stéréotype : fabrique de l’identité ? », organisée par la revue Traits-d’Union. Cet événement a permis d’accroître le rayonnement scientifique de la revue, grâce à cet événement organisé à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. A’icha Kathrada, doctorante en littérature comparée à l’ED 120 et rédactrice en chef de ce numéro de la revue Traits-d’Union a pris la parole pour introduire cette journée. La table ronde était animée par Alice Burrows et Anne Sweet du comité de rédaction.

Intervenants : Anne Crémieux, Aurélien Lorig, Amandine Bricout, Juliette Roguet.

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Introduction, A'icha Kathrada, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

Bonjour à tous. Bienvenue à cette table ronde, organisée par la Revue Traits-d’Union. Lors de la soirée de lancement, nous vous expliquerons le fonctionnement de la revue. Nous avons souhaité, cette année, accroître le rayonnement scientifique de la revue en organisant cette table ronde, et de surcroît une journée d’études le 22 juin 2017 autour de la thématique du n°8, « Fertilisations croisées dans les arts, médias et langues ».

Mais revenons aujourd’hui à la thématique de cette table ronde : « Le stéréotype, fabrique de l’identité ». Le stéréotype est d’abord marqué par un sème péjoratif ; comme le note Isabelle Isabelle Rieusset-Lemarié dans « Stéréotype ou reproduction du langage sans sujet », la valeur péjorative est, je cite : « d’autant plus forte qu’elle a fini par jouer le rôle non seulement d’une connotation négative mais de sa dénotation pure et simple. » Ce sera par ailleurs une notion quelque peu passe partout, synonyme de cliché, préjugé, idée reçue. Walter Lipmann en 1922 fournit pourtant une comparaison intéressante, puisque le stéréotype est perçu comme des « pictures in our heads », qu’on pourrait traduire par « des images dans nos têtes ». Il faudrait retenir trois axes qui permettent de définir le stéréotype. Le premier, ce serait cette capacité à croire en une idée. Le deuxième, c’est le fait que le stéréotype vient d’une idée pré-conçue, qui n’a pas été nécessairement vérifiée, et qui est sous-tendue par un groupe. Et le troisième étant que le stéréotype permet souvent de définir l’autre. Prendre en considération l’autre, c’est aussi se comporter « à soi », et on peut se demander ce qu’il se passe lorsque le stéréotype devient « l’objet d’une réhabilitation qui permet de souligner ses fonctions constructives » (in Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés : langue, discours, société, Nathan, 1997, p. 28). Le stéréotype est-il donc uniquement une image figée, qui s’impose et se répète, comme le souligne Barthes au sujet de la doxa, en disant : « La Doxa (mot qui va revenir souvent), c’est l’Opinion publique, l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé » (in Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 51).

Au-delà de cet aspect constant, n’y a-t-il pas un outil mis en place par la fiction, par l’écriture, par les écrivains, par les langues, pour comprendre, mais aussi pour créer, ou re-créer d’autres formes d’identité. C’est ainsi qu’en littérature, on peut s’interroger sur les dynamiques narratives qui régissent les textes, à travers les représentations originales ou réactualisées, qui côtoient des imaginaires typés. Le stéréotype s’insère tout naturellement, nous le verrons plus tard, dans les études de genre, au sens de gender, pour reposer la question des catégories de la féminité et de la masculinité. Dans le domaine des arts et médias, les constructions imaginaires sont souvent employées en tant que raccourci, permettant alors de reconnaître rapidement un type de personnage. D’un point de vue sociologique, l’identité collective est elle-même forgée à partir du stéréotype, chaque individu possède une multitude d’identités sociales et d’appartenances à une classe sociale, à un groupe socio-professionnel, une ethnie, une nationalité, un sexe ; le groupe possède ainsi une physionomie, spécifique, qui le différencie des autres. Comment alors se manifeste ce caractère collectif dans la création des stéréotypes ?

Nous vous invitons aujourd’hui à débattre autour de cette thématique en commençant d’abord par écouter Mme Anne Crémieux, maîtresse de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre. Elle a publié Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien (2004), elle a dirigé le numéro 143 de CinémActions « Les minorités dans le cinéma américain » (2012), Understanding Blackness through Performance. Contemporary Arts and the Representation of Identity (ouvrage co-dirigé, en 2013) et le numéro 96 d’Africultures : « Homosexualité en Afrique ». Elle a également réalisé plusieurs documentaires et courts-métrages. Au sein du numéro, elle revient sur une définition du stéréotype et sur sa revendication au sein de la culture populaire. Elle propose alors la notion d’« illusion statistique », qui renvoie à ces statistiques que l’on forge à partir d’une expérience unique et subjective, et qui s’étend dans toutes les sphères du quotidien.

La première intervention fut celle d’Anne Crémieux, maîtresse de conférence à l’Université Paris Nanterre et auteure invitée du numéro.

Intervention d'Anne Crémieux suivi d'une discussion
Anne Crémieux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A la lecture du titre du numéro, « Le stéréotype : fabrique de l’identité », on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’on va trouver dans le numéro, et qui ne correspondra qu’assez peu au contenu effectif. On y trouve des articles très spécifiques sur des questions pointues, qui étendent la réflexion sur ce que c’est que le stéréotype.

Je ne crois pas que l’on puisse éradiquer les stéréotypes. Cela fait partie de la nature humaine. Comment ne pas penser en termes de catégories ? Bien sûr, on lutte contre les stéréotypes pour lutter contre les discriminations. Mais le fait de discriminer, c’est-à-dire d’être capable de séparer deux types de formes par exemple et de les ranger dans des catégories, semble être intrinsèque au fonctionnement du cerveau. On peut s’éduquer pour ne pas opérer certaines discriminations, mais c’est difficile. On ne peut pas exister hors catégories. Plus on est conscient des catégories, plus on peut lutter contre les discriminations que ce fonctionnement en catégories entraîne.

Le titre du numéro me semble très juste, car je pense que ce qu’on appelle péjorativement « le réflexe identitaire », ou le communautarisme, est profondément libérateur. Bien que pratiqué par tous, il n’est reproché qu’aux minorités, alors même que les paroisses, les stades de foot, les bibliothèques, les retraites d’écrivains, sont des lieux communautaires, exactement comme les mosquées, les bars gays, les colonies en Israël, les quartiers chinois qu’on accuse d’être communautaires. En fait, je pense vraiment que nous fonctionnons tous ainsi, et il est important que les majoritaires reconnaissent qu’en réalité, ils ne fonctionnent pas autrement.

J’ai tenté de réfléchir à la construction des stéréotypes et aux illusions non d’optique mais bien de perception qui la sous-tendent. J’appelle cela l’illusion statistique car c’est à partir de tous petits échantillons, parfois d’une expérience unique, que l’on confirme des stéréotypes et ce n’est que par la réflexion, qui vient souvent au contact répété de l’autre mais qui peut en être largement indépendante ou bien y résister, que le stéréotype perd de son pouvoir opprimant et révèle ce qu’il cache.

Il est classique de remarquer quand on a des enfants à quel point on a beau les éduquer contre les stéréotypes sexistes, il n’y a rien à faire. Serait-ce inné ? Il me semble au contraire que le sexisme au sens large des différences imposées entre garçons et filles est omniprésent et les enfants, supérieurement intelligents, le perçoivent immédiatement et s’adaptent à notre société en intégrant et en considérant comme parfaitement naturelles les différences de comportement, de goût, de caractère, qu’ils adoptent. C’est une éducation très difficile à défaire, et il semble impossible de contrer ces forces sexistes mais aussi bientôt racistes ou homophobes, ou le mépris des handicapés… Les enfants peuvent être racistes très jeunes, et c’est encore, à mon sens, une preuve d’intelligence. Il est difficile de leur expliquer qu’ils sont racistes, et même de l’admettre. Pour certains parents, c’est impossible : les enfants ne peuvent pas être racistes. Et je le croyais aussi, je pensais qu’avant cinq ans, on ne percevait pas les couleurs. J’ai pourtant observé chez mes enfants et d’autres une compréhension très jeune de l’altérité, de comment s’en servir contre d’autres enfants, pour soi-même être accepté comme normal, notamment quand on est soi-même victime de catégorisation. En plus en tant que parent, on remarque vite que par affinité avec des parents de même catégories que nous, on incite nos enfants au regroupement communautaire. Ce n’est qu’en acceptant ces forces qu’on peut y réfléchir et tenter de contrer légèrement le phénomène.

Toute la complexité du stéréotype, c’est qu’il correspond vraiment à une réalité. Pour prendre un exemple qui nous est proche, il y a vraiment des Français intellos condescendants et imbus d’eux-mêmes, j’en rencontre souvent. Pour autant faut-il chaque fois que j’en rencontre un, non seulement que je lui assigne cette identité mais si il semble en présenter les caractéristiques, que je les réduisent à ce stéréotype auquel il ou elle se trouve correspondre ? Sachant que c’est un stéréotype dont je souffre moi-même et auquel, sans doute, je corresponds parfois ?

C’est aussi parce que je souffre de ces stéréotypes que je ne supporte pas de les reconnaître et me dis parfois : « Si ces gens n’étaient pas comme ça, et bien sûr, plus comme moi, ce stéréotype n’existerait plus ». Sauf que les juifs ont eu beau dans les années trente chercher à s’éloigner des stéréotypes qui leur étaient assignés, cela n’a pas évité la Shoah. En anglais, on appelle cela « blaming the victim ».

C’est en comprenant ce raisonnement réducteur, de réduire les gens à un stéréotype constaté, et non pas la constatation que ce stéréotype se révèle parfois juste, que je peux le dépasser et par la même occasion, me mettre à remarquer tous les cas qui ne correspondent pas à ce stéréotype finalement peut-être pas si répandu que ça, et pas absent du reste de la population mondiale. Ce n’est pas en constatant que parfois cette idée est juste, mais bien que c’est un stéréotype, que je peux m’en libérer.

Il est donc parfaitement inutile de chercher à fuir le stéréotype qui nous colle à la peau. En effet, une fois que les stéréotypes ne sont plus vécus comme stigmatisants et réducteurs par les intéressés, on peut se les réapproprier et se construire à travers eux. Pour garder le même exemple, est-ce que parce que j’ai connu tant de professeurs condescendants, je ne devrais pas néanmoins tenter de m’intéresser à toutes ces « théories » que j’ai longtemps soigneusement contournées ? Et puisque moi-même je suis rentrée dans cette catégorie des intellos élitistes éloignées des réalités, c’est en étant consciente de ce stéréotype que j’ai pu néanmoins m’intéresser aux théories qui me rebutaient tant pour des raisons culturelles plus qu’intellectuelles et m’essayer à les manier sans pour autant reproduire ce travers qui m’avait tant déplu. Je suis consciente que c’est parfois un défaut, mais également un stéréotype qui me dépasse. Si des étudiants se disent « elle parle de théorie mais elle n’est pas horriblement prétentieuse », ça ne les fera pas forcément revenir sur le stéréotype, ils devront sans doute faire le même long chemin que moi. Le pouvoir individuel qu’on a pour faire changer les stéréotypes, c’est simplement de ne pas avoir honte d’être qui on est, un intellectuel par exemple, mais on pourrait en prendre d’autres.

Je vais vous montrer un extrait de la bande annonce d’une série qui, à mon avis, déconstruit les stéréotypes, tout en imposant la diversité plutôt que la normalité. La France des années trente, et je pense encore celle d’aujourd’hui, ne cherchait pas à imposer la diversité de religion, mais bien la normalité aux juifs, au lieu de dédramatiser le judaïsme. Déconstruire les stéréotypes tout en imposant la diversité plutôt que la normalité, tel est je crois le défi de nos sociétés, inspirées par les écrits de Foucault, de Beauvoir, Stuart Hall, Richard Dyer, Judith Butler. Pour illustrer mes propos, voici un extrait de la bande-annonce de la série Masters of None, produite par Netflix et écrite par deux Américains d’origine indienne et taiwanaise, Aziz Ansari et Alan Yang.

La série semble partir du principe que les gens sont racistes et sexistes. Mais la dernière plaisanterie est significative : le protagoniste d’origine indienne rencontre la grand-mère de sa fiancée, qui est blanche, et s’étonne qu’elle ne soit pas raciste. Celle-ci lui retourne le compliment : il est lui-même bourré de stéréotypes, à penser que les personnes âgées sont forcément racistes. Il s’incline : « The tables are turned » ; tout le monde a recours à des stéréotypes, mais il est possible de s’entendre à partir du moment où les deux personnages reconnaissent qu’ils appartiennent à des catégories et pensent par stéréotypes, et que cela ne les empêchera pas de se rencontrer et de s’apprécier.

Hier soir, sur Arte, a été diffusé le film de Raoul Peck, Je ne suis pas votre nègre. Il reprend les écrits de James Baldwin qui analyse le rôle que joue le nègre dans la société américaine, un rôle de repoussoir et de faire-valoir, le bouffon dont on se sent supérieur, dont on veut qu’il nous aime et dont on a peur. Je ne suis pas votre nègre, mais ce nègre a été créé, alors qui est-il ?

J’aimerais vous montrer un extrait du film de 2014, Dawn of the Planet of the Apes, qui raconte la genèse de la Planète des Singes et de la prise de pouvoir progressive des Singes alors que la race humaine disparaît. Dans la réécriture des années 2010, le mépris des hommes est en partie ce qui fait se révolter les singes, qui gagnent le contrôle de la planète par un concours de circonstances biologiques et scientifiques que je vous passe mais aussi parce qu’ils sont systématiquement sous-estimés par les hommes. Dans deux scènes séparées dans le temps mais que je vais juxtaposer ici, un singe qui a été victime de tests biologiques dans un laboratoire se venge en usant de sa compréhension de l’esprit limité des hommes.

Depuis le livre de Pierre Boulle, les singes sont la métaphore des noirs américains. Les singes se parlent en langue des signes. Ils sont en mission parce que les hommes amassent des armes. Dans tous les films de « La Planète des Singes », on les appelle « monkeys », comme on dirait « Nigger », et les singes s’appellent entre eux « Apes », comme on dirait « African-Americans » et « Black people ».

Cet extrait illustre le concept de double conscience énoncé par W.E.B. Dubois, repris et développé par Fanon dans Masque blanc, peau noire : le singe Koba adopte le comportement stéréotypé qu’on attend de lui, ce qui fait qu’il n’est plus menaçant, et il va survivre grâce à son intelligence en collant parfaitement au stéréotype des abrutis face auxquels il est.

Koba réfléchit à comment répondre et pense tout simplement à se faire passer pour ce qu’on croit qu’il est. Un singe qui fait le singe. Alors qu’il leur est supérieur, aussi bien visuellement dès le premier plan où les singes surplombent les hommes qu’ils approchent en silence et sans être repérés, que par son intelligence. Les hommes s’amusent de sa cicatrice au visage, l’insultent alors que c’est la marque de son oppression, souvenir de la maltraitance subie dans les laboratoires où il a été séquestré. Le lien avec les noirs américains est perceptible à travers tout le film mais particulièrement quand dans un deuxième extrait plus tardif, Koba utilise la même ruse pour leur subtiliser une arme. D’abord mis en joug par un des deux hommes, il lève tout de suite les bras en l’air, faisant référence au mouvement « Hands Up, Don’t Shoot ». Une fois l’arme en main, il la tient de côté, autre gestuelle culturellement marquée.

Face aux humains, Koba joue le stéréotype, il porte le masque de Fanon, il endosse son autre identité décrite par W.E.B. Dubois et en fait non seulement une arme de survie, dans le premier extrait, mais une arme de combat dans le deuxième.

La production culturelle américaine grand public se montre ici très au fait du fonctionnement social du stéréotype. La philosophie de toute la série des Planète des Singes, depuis le roman de Pierre Boulle, repose sur le postulat de base de la ségrégation obligatoire entre les hommes et les singes, et entre les singes eux-mêmes. Le prix de cette ségrégation, comme l’explique Baldwin, c’est l’ignorance et la réduction de la connaissance de l’autre à des stéréotypes erronés. Les hommes des prequels de la Planète des singes ne voient en eux que ce qu’ils veulent voir et ce qu’ils croient connaître d’eux. Ils sont en pleine illusion, qui peut être puissante, aveuglante. La ségrégation, on ne peut l’ignorer, qu’elle soit entre noirs et blancs ou entre hommes et femme, produit une culture riche et fascinante, libératrice. Lutter contre la ségrégation, ce n’est pas lutter contre les communautés et les cultures qu’elle a créées, mais bien contre les stéréotypes qui l’ont créée.

A’icha Kathrada

Je connais très bien La planète des Singes, et je ne l’avais jamais envisagé de ce point de vue.

Anne Crémieux

Le postulat de toute La Planète des Singes, y compris le livre de Pierre Boulle, c’est quand même la ségrégation. On pourrait imaginer un avenir où les singes évoluent et où ils pourraient par exemple se reproduire avec des humains. Mais ce n’est pas ça qui est imaginé par Pierre Boulle au départ. Ce qu’il imagine, c’est que dans un futur très lointain, les hommes se seraient dégradés en tant que race, et ce seraient les singes qui auraient pris le dessus, peut-être par une troisième guerre mondiale. Et même la société des singes qu’il décrit est complètement divisée par catégories.

A’icha Kathrada

Effectivement, il y a des groupes.

Anne Crémieux

Et il n’y a pas de métisses. Un peu comme dans Tolkien. Tolkien, c’est vraiment la pensée raciste du XIXe siècle, il n’y a pas de métissage possible. Baldwin le dit : le prix qu’on paye pour la ségrégation, c’est des murs, et quand il y a des murs, on ne voit pas ce qu’il y a de l’autre côté des murs, parce qu’on ne veut pas le savoir, et on l’ignore. On ne connaît pas les Noirs, on ne connaît pas leur vie, et donc on ne peut plus se parler et se comprendre. Et là, pour les singes et les hommes, c’est exactement comme cela que cela se passe. Les hommes, dans le film, ne savent même pas que les singes parlent la langue des signes. Et en même temps, c’est cette ségrégation qui fait la culture noire-américaine ; si on a le jazz, le ragtime, etc., c’est à cause de la ségrégation, largement. C’est la même chose pour la communauté gay et lesbienne : il y a une culture qui est, à mon avis, issue du rejet, et qui est formidable. Elle est issue du rejet mais aussi du militantisme et des victoires récentes qui la mettent en péril.

Intervenant n°1

Je voudrais faire une remarque. Je suis doctorante en Sciences du langage, et je travaille dans une agence de communication dans le cadre de mon doctorat. Tout l’enjeu, dans beaucoup d’agences, c’est justement celui-ci : correctement identifier les stéréotypes, dans la manière d’écrire, de dire les choses, et même potentiellement dans les représentations graphiques, pour pouvoir mieux imiter les codes, mieux rester dans la marge, et toujours jouer avec ces codes, qui sont de grandes contraintes. Même si on n’a pas conscience des stéréotypes, on réagit quand même en les prenant en considération, comme si on les avait identifiés.

Anne Crémieux

J’utilise beaucoup la publicité dans mes cours. Car elle reste beaucoup plus frontalement discriminante que le reste de la production. C’est un bon outil pédagogique.

Intervenant n°2

Vous avez soulevé un point essentiel par rapport à mon travail de thèse, car je suis doctorante en didactique des langues et des cultures. Je fais depuis six ans des ateliers d’éveil aux langues dans des écoles maternelles et dans des crèches. Et j’ai eu du mal au début avec des réactions des enfants quand on leur demandait s’ils connaissaient certaines langues. Je me suis rendue compte de l’impact des stéréotypes chez les enfants. Je suis intervenue dans une école du XIXe arrondissement. Puis dans une école du XVe arrondissement, dans laquelle les enfants expliquaient qu’ils ne voulaient pas chanter en arabe.

Anne Crémieux

Et souvent les parents n’en reviennent pas. Ils croient qu’ils ne leur ont pas appris ça.

Intervenant n°2

Un enfant a refusé de me parler parce que j’étais « noire ». Il avait cinq ans.

Anne Crémieux

Et les parents n’y croient pas, ils ne pensent pas que leurs enfants disent de telles choses. Il n’y a pas à en vouloir aux enfants, mais à les aider à penser autrement. C’est le reflet de quelque chose de grave, et qui est là.

Intervenant n°2

Par exemple, dans des écoles de ZEP, quand on leur dit « hébreu » ou « Israël », ils ne savent pas ce que c’est. On ne peut donc pas dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme dans ces quartiers-là. Je les fais danser sur Hava Naguila quand je suis en ZEP et je les fais danser sur Unkalsoum quand c’est l’inverse. Pour essayer de faire bouger les stéréotypes.

Anne Crémieux

Certaines distinctions, comme repérer les juifs ou les asiatiques, arrivent plus tard, dès l’école primaire.

Intervenant n°2

Et pour les enfants, tout ce qui est asiatique, c’est « chinois ». Le lendemain des attentats du 13 novembre 2015, personne ne voulait chanter en arabe, car c’était « la langue de Daesh ». C’est important d’observer cela chez les enfants.

 

La table ronde a ensuite débuté, avec des auteurs ayant participé au numéro 7 de la revue Traits-d’Union :

  • Juliette Roguet, auteur de l’article « Le Bricherismo et les fantasmes de l’exotisme. Analyse de la circulation des stéréotypes dans le tourisme de romance au Pérou »
  • Amandine Bricout, dont l’article s’intitule : « Les fonctions du stéréotype d’adoption par l’allaitement dans le Skandapurana chap. 158 et 162 »
  • Aurélien Lorig, dont l’article s’intitule : « Idées reçues au masculin et au féminin
    dans l’œuvre de Georges Darien »

La discussion s’est articulée autour de quatre questions :

Le stéréotype est-il subi ou choisi ?
Aurélien Lorig

J’ai essayé de m’interroger sur cette question, qui me semble vaste et complexe à la fois. J’ai essayé d’avoir une approche littéraire pour y répondre, par rapport à mon auteur. Je vais le situer un peu, car il n’est pas très connu dans la sphère littéraire. Georges Darien est un auteur de la fin du XIXe siècle (1862-1921), il a accompagné tout un mouvement de la fin du siècle qui a notamment cultivé la question de la misogynie et la question de ce qu’est être un homme ou une femme. Il a eu une éducation qui a été celle de la petite bourgeoisie, cela a été une souffrance pour lui car on a essayé de le formater, aussi bien sur un plan religieux que sur un plan idéologique. C’était un homme donc il devait être un soldat, et l’enfant devait être le reflet de ses parents. Il rompt avec sa famille, s’intéresse à la littérature, et y cultive l’image du stéréotype subi ou choisi. Il a mis en scène énormément de personnages jeunes, des jeunes hommes et des jeunes filles, et on remarque dans ses romans qu’il joue sur tous ces clichés autour des questions de ce qu’est être un homme et être une femme. Il a non seulement accompagné le mouvement – on se rappelle que les Frères Goncourt ont inventé le concept de « féminilité » pour parler des femmes, qui était une notion très misogyne – en essayant de le retranscrire dans les œuvres, mais aussi en tentant de le déconstruire. Cela se ressent notamment lorsqu’il réemploie certains clichés : on a des personnages masculins qui diront à leurs sœurs que lorsqu’elles seront mariées, elles resteront à la maison. Du côté des personnages masculins, certains pères de familles disent qu’il faut que leur fils « soit un homme, ne pleure pas, soit courageux » et revendiquent les valeurs de l’héroïsme, qui sont presque des valeurs guerrières. Dans les romans, il cultive des personnages qui vont dans le sens des stéréotypes, mais également des personnages qui sont en rupture. Ce que l’on remarque dans ses œuvres, c’est que des auteurs montrent que l’éducation pouvait être un moyen pour arrêter de subir le stéréotype. On pense par exemple à Zola. Darien a fait exactement la même chose, car il a créé des personnages qui sont, justement par l’éducation, en rupture avec le stéréotype subi. Deux exemples concrets : des personnages féminins qui aspirent à des rôles qui seraient plutôt de l’ordre de la masculinité (métiers, attitudes, apparence) et des personnages masculins qui sont influencés par des attitudes féminines (impuissance, sensibilité, émotivité, détraquement nerveux, …). Darien va exploiter justement l’inverse de ce qu’on trouve chez Zola. Et je me demande si l’éducation, et la période de l’adolescence, n’est pas, en littérature, un tremplin qui permettrait, pour un auteur, de déconstruire ces stéréotypes qui ont été inculqués par le modèle paternaliste et les origines familiales et idéologiques des enfants.

Amandine Bricout

 

J’ai beaucoup aimé ton intervention en raison de l’aspect didactique du stéréotype dont tu parles. Le texte sur lequel porte mon analyse est un texte brahmanique, c’est à dire un texte religieux qui s’adresse à toute la société et qui cherche à inculquer les valeurs de la société des brahmanes à toutes les castes, contrairement aux autres textes de ce type qui sont réservés aux brahmanes. Cette oeuvre a donc une portée didactique puisqu’elle s’adresse à tous et veut inculquer un dogme. De ce fait, on s’attend à trouver dans ce genre d’œuvres de nombreux stéréotypes, stéréotypes qui donnent le cadre de la société. Ainsi dans cette œuvre les stéréotypes sont subis ; pourtant on se rend compte que par la portée didactique, les auteurs jouent des stéréotypes et s’en servent : en ce sens le stéréotype est choisi. Par exemple dans les chapitres 158 et 162, les auteurs introduisent justement une prescription rituelle non orthodoxe. Après avoir exploré d’autres textes de l’époque, on s’aperçoit que ce rituel est contraire aux normes de la société brahmanique. Les auteurs vont insérer cette pratique via le stéréotype, dès lors le stéréotype est choisi, c’est un instrument pour insérer une prescription qui n’est pas orthodoxe. Pour conclure, dans ce genre d’œuvres à portée didactique, les stéréotypes sont subis et obligatoires pour que tout le monde puisse adhérer à un dogme, mais on observe aussi une manipulation des stéréotypes pour insérer des choses nouvelles.

Alice Burrows

Merci beaucoup, c’est très intéressant. Est-ce que vous avez des questions ?

Intervenant n°3

Est-il possible de nous expliquer en quoi consiste ce rituel non orthodoxe ?

Amandine Bricout

Intervention qui rappelle les grandes lignes de ce rituel, tel que l’auteur l’a présenté dans son article au sein du numéro 7 de la Revue Traits-d’Union.

Intervenant n°4

Sans vouloir vous offenser, vous ne répondez pas vraiment à la question, mais vous en posez une autre. Vous dites que le stéréotype est à la fois choisi et subi, qu’il n’y a pas de choix entre les deux options. Et ce que vous pointez tous les deux, c’est qu’on prend toujours quelque chose qu’on refusera ailleurs. C’est quelque chose qu’on ne dit pas au XIXe siècle, mais qu’on dit dans le post-moderne. Les post-modernismes montrent qu’on utilise la parodie – et la littérature a beaucoup à faire avec la parodie – dans ce sens qu’on prend quelque chose et on le détourne. Au XIXe siècle, c’est cela tout le temps, et on le fait en permanence en littérature. Cette question est donc intéressante, mais ce n’est pas la vraie question que l’on se pose, en réalité.

Aurélien Lorig

Dans « subi ou choisi », on a l’impression qu’il y a une forme d’alternative. Mais, en littérature, ce n’est jamais évident. Il y a des personnages qui subissent des stéréotypes, qui parfois s’en affranchissent, mais les auteurs partent en premier lieu de leur propre expérience, de leur propre vécu ; et c’est vrai qu’en littérature, il n’y a jamais quelque chose de tranché.

 

Quel est le potentiel révolutionnaire du stéréotype ?
Aurélien Lorig

Sur cette question-là, j’ai essayé d’aller plus loin. Je vais ici évoquer uniquement la question de la représentation. Je n’ai pas pu en parler dans l’article, et je souhaite donc offrir un prolongement, et en débattre, car il y a une chose dont on parle beaucoup en ce moment, c’est la question du féminisme, la représentation de la femme et sa place dans la société. Et si on remarque quelque chose, c’est que Georges Darien ne s’est pas contenté de faire du romanesque, il a été plus loin car, en 1900, il a écrit un pamphlet, qu’il a intitulé ironiquement « La Belle France » ; mais dans ce pamphlet il y a un potentiel révolutionnaire, il a consacré un chapitre entier à l’image et la place de la femme. Il dit qu’il n’y aura une bonne société que quand il y aura une égalité stricte entre les hommes et les femmes, et que la femme se sera affranchie de l’homme. Il met en accusation un certain nombre d’institutions. Il estime par exemple que l’Eglise cultive encore cette inégalité, cette infériorité de la femme par rapport à l’homme. Il pense que le modèle politique représente une société paternaliste, donc l’homme a une place dans la sphère publique, et la femme dans la sphère privée. Il va défendre cette idée et il pose des problématiques qui, à l’époque, quand il a voulu éditer ce pamphlet, ont fait scandale. Il n’a jamais revendiqué le fait d’être un féministe, comme c’est le cas de Fourier en 1830. Mais on pressent dans toute son œuvre qu’il défend cette idée et qu’elle est éventuellement quelque chose de révolutionnaire. Et est-ce que ce n’est pas quelque chose justement qu’on essaye, aujourd’hui, d’avancer, cette idée de l’égalité ?

Amandine Bricout

Le texte analysé dans l’article est un texte qui se doit d’être conforme à la tradition. Les auteurs, dans mon texte, emploient un stéréotype qui est présent dans la littérature qui le précède : c’est le stéréotype d’adoption par lactation. Ce stéréotype fonctionne de manière figée : la femme voit l’enfant, l’enfant provoque chez elle un désir maternel irrépressible, et elle se met à produire du lait. L’enfant et la femme se reconnaissent comme mère et fils : dès lors il y a adoption par lactation. C’est un stéréotype très courant dans la littérature indienne de l’époque qui a une valeur identitaire et dont la structure est très figée. Dans le texte analysé, les auteurs ont repris cette idée d’adoption par allaitement, mais en l’appliquant cette fois à un arbre : la femme voit l’arbre, elle a un élan d’amour irrépressible, ce qui provoque une lactation spontanée, qui permet à la femme d’être la mère de l’arbre. Les auteurs vont se servir d’une tautologie, « X est X », en déplaçant le premier mythe vers le mythe qu’ils ont créé. C’est dans cette manipulation de la formule « X est X » que se trouve le potentiel révolutionnaire, car le mythe créé donne une valeur salutaire à un rituel qui était non orthodoxe. Par le stéréotype, on révolutionne la conception indienne du Salut.

Intervenant n°5

Je voudrais soulever une remarque par rapport à la question du féminisme. Est-ce que prendre conscience du stéréotype, comme l’a dit Mme Crémieux tout à l’heure, ce ne serait pas quelque chose de révolutionnaire, car, en prenant conscience du stéréotype, on prend conscience que les catégories sont mises en doute ? Si on se rend compte que des stéréotypes qu’on a sur la catégorie des hommes et sur la catégorie des femmes, est-ce que, au final, ces deux catégories existent vraiment ?

Aurélien Lorig

 

Je pense qu’il y a une double révolution. Tout d’abord, la prise de conscience des stéréotypes, est une révolution en soi. Les formules qui se trouvent dans un genre littéraire comme le pamphlet, qui est déjà en soi un texte satirique, un texte polémique, cela crée encore plus de potentiel de révolution. On se rend compte que la prise de conscience est déjà révolutionnaire, c’est quelque chose qui émerge à la fin du XIXe siècle, le formuler dans un genre qui est lui-même subversif, cela inscrit un double potentiel révolutionnaire.

Intervenant n°6

J’écoutais votre intervention tout à l’heure, et quelque chose me dérange : comment peut-on mettre sur le même plan tous les stéréotypes ? Les stéréotypes masculins et les stéréotypes féminins ne se valent pas. C’est beaucoup plus agréable d’être considéré intuitivement comme puissant et intelligent que comme frivole et fragile. On peut démontrer qu’il y a un acte d’une violence incroyable dans certains gestes, et que certaines considérations sont de l’ordre de la violence et de la soumission.

Anne Crémieux

Vous avez parfaitement raison. Mais ce n’est pas forcément en disant frontalement aux gens qu’ils sont racistes ou sexistes qu’on avance beaucoup. On ne peut dire aux gens que ce qu’ils sont prêts à entendre, et un tout petit peu plus, si on va plus loin que ce petit peu plus, la personne se ferme et est renforcée dans son racisme ou son sexisme. Donc c’est très délicat, car dès qu’on va trop loin, on fait le contraire de ce que l’on voudrait faire.

Intervenant n°6 Mais si on ne le dit pas, on subit ces actes de soumission.
Amandine Bricout

J’aimerais rebondir sur ce qu’Anne Crémieux vient de dire, sur cet entre-deux de ce que l’autre est prêt à écouter ou pas. Ce qui est intéressant c’est d’observer que le stéréotype peut servir à la légitimation d’un discours qui a un potentiel révolutionnaire, qui renverse quelque chose.

Anne Crémieux

Baldwin dit que ce n’est pas sa mission d’éduquer les blancs, et pourtant il l’a fait toute sa vie. C’est rhétorique, donc. On dit qu’il ne s’agit que d’être, mais c’est pour pouvoir vivre. Bien sûr, c’est ma mission, tous les jours, d’essayer d’éduquer les gens contre les discriminations. J’en apprends aussi les limites. Ce n’est pas simple. Si on n’a pas le mot juste au bon moment, on peut ensuite s’en vouloir.

Intervenant n°6

Sans parler de s’en vouloir, il s’agit d’arriver à prendre conscience qu’on a été victime. Je pense que c’est déjà un énorme chemin.

Intervenant n°2

Est-ce que les stéréotypes ne seraient pas aussi des moyens de se créer des identités, qui soient des identités de révolution. Par exemple, je pense aujourd’hui à l’échec de Jean-Luc Mélenchon et de la gauche révolutionnaire [NDLR : au premier tour des élections présidentielles françaises de 2017], et de tous ceux qui se réapproprient ces identités de révolutionnaire en allant très loin dans le stéréotype, de manière à vraiment incarner ces stéréotypes, pour aller au bout d’une identité qui serait, en tous cas dans leur discours, le seul possible pour pousser les choses jusqu’au bout.

Anne Crémieux

Pour moi, quand on dit que le stéréotype peut être révolutionnaire, la première chose à laquelle je pense c’est les noirs américains, et le mouvement « Black is beautiful ». Je pense qu’on a oublié qu’avant le mouvement des droits civiques, dire à un noir qu’il était noir, c’était vraiment une insulte. C’est révolutionnaire que de prendre ce stéréotype – c’est un stéréotype, dans la mesure où les noirs ne sont pas noirs, physiquement, c’est un abus de langage –, cela fait partie de la lutte de libération que de revendiquer qu’on peut tout être, y compris le stéréotype.

Quels sont les liens entre les stéréotypes et les processus de création artistique/ou de création sociologique ?
Amandine Bricout

 

Mon texte concerne une prescription rituelle qui est insérée dans un texte qui doit être orthodoxe. Cette insertion se fait grâce à un stéréotype, celui de l’adoption par lactation. Le récit comporte plusieurs parties : d’abord la description de la prescription, puis un mythe illustrant cette prescription. En effet, les auteurs créent pour légitimer la nouvelle prescription rituelle un mythe, celui de la déesse qui va adopter un arbre. Dans le récit, il existe une création sociologique, qui est cette prescription ; et une création littéraire, qui est ce nouveau mythe. Ces deux créations sont sous-tendues par des stéréotypes, et pour « faire passer la pilule » de cette création sociologique totalement nouvelle et cette possibilité de se sauver par l’adoption d’un arbre, les auteurs vont avoir recours à tout un faisceau de stéréotypes. Pour que cette révolution sociologique passe mieux, le texte va intégrer de nombreux autres stéréotypes. Par exemple, la déesse Pārvatī va demander l’autorisation d’adopter à son époux : « J’ai vu cet arbre, est-ce que tu veux bien consentir à cette adoption, car je connais la morale que doit suivre les femmes, je sais qu’elles doivent toujours demander l’autorisation à leurs époux ». On a tout un faisceau de stéréotypes très genrés sur la manière dont doit se comporter une femme. Ces stéréotypes sont vraiment des processus pour faire accepter une création sociologique d’une part et d’autre part pour faire adhérer les auditeurs au mythe créé, qui est la création littéraire.

Juliette Roguet

 

Pour répondre à cette question, je vais m’appuyer sur l’article que j’ai écrit dans une première partie. Je travaille en anthropologie au Pérou, dans plusieurs villes touristiques du Pérou, dans le champ de l’anthropologie du genre et de l’intersectionnalité, au croisement des questions de genres, de races et de classes dans l’anthropologie du tourisme et du métissage culturel. J’ai un peu étudié la question, donc, du stéréotype et du fantasme, et dans la fin de ma réponse, j’aimerais reprendre tout ce que j’utilise dans mon article pour me réapproprier ces éléments et analyser la question du stéréotype et de la création sociologique et du fantasme dans le rapport que nous, chercheurs, entretenont avec notre objet d’étude. Pour commencer, je m’intéresse à l’usage du stéréotype comme tuteur de l’identité, à travers une pratique de « tourisme de romance » au Pérou, à travers les relations de séduction, dans une pratique qui s’appelle le « Bricherismo », qui est une pratique de sexualité transactionnelle, qui naît dans les années 70 au Pérou. [Cf. article de Juliette Roguet dans le numéro 7 de la Revue Traits-d’Union]. Il est question de devenir le soi de l’autre. L’auto-exotisme consiste en ce que les sujets se réapproprient le discours de l’autre afin de se définir eux-mêmes. Il est question d’une mise en scène stratégique des différentes facettes de l’identité, qui varie selon les contextes et les interlocuteurs.

J’ai étudié la circulation des stéréotypes de différentes natures entre touristes et « Bricheros ». Ce processus de circulation, de réappropriation de stéréotypes, constitue un indicateur des attentes, des dispositions et des situations sociales des différents individus qui constituent mon objet d’étude. Mais à travers la lecture de ces touristes et de ces Bricheros, j’ai vu un parallèle avec la relation entre enquêteur et enquêté. Comment analyser les représentations que le chercheur projette sur son objet d’étude ? J’étudie une pratique de séduction, et je sens qu’il y a beaucoup de parallèles à faire, au niveau de la question de la séduction, avec celle d’un chercheur, notamment en sciences humaines, sur le terrain. Il y a beaucoup de séduction, de jeux de postures, de mises en scène de soi, de mises en scène du chercheur. La question serait : comment analyser les représentations que le chercheur projette sur son objet. La production scientifique stéréotypée peut-elle être créatrice de pratiques sociales ? J’ai étudié l’auto-exotisme dans le « Bricherismo », et je pense qu’on peut y réfléchir dans une double dynamique à propos du chercheur : est-ce que le chercheur produit de l’auto-exotisme chez les individus qu’il observe ? Est-ce qu’on ne donne pas à nos interlocuteurs, à nos enquêtés, une forme de pression, une injonction sociale qui fait qu’ils se réapproprient ce que nous attendons de voir chez eux. Comment nous, chercheurs, sommes-nous aussi l’objet d’un auto-exotisme scientifique, comment se conformons-nous à une sorte d’hégémonie épistémique qu’on absorberait et qu’on projetterait sur le terrain pendant notre enquête ? La relation entre enquêteur et enquêté sur le terrain peut prendre la forme d’une relation de séduction, donc. Comment construisons-nous notre identité de chercheur sur le terrain ? C’est bien à partir d’un ensemble de représentations issues du sens commun et de notre expérience sur le terrain, et à la fois du répertoire de connaissances scientifiques, que nous nous mettons en scène dans l’observation. Le chercheur trouve sa posture dans une démarche à la fois consciente et inconsciente, à partir de la représentation stéréotypique qu’il se fait de son objet d’étude, représentation à la fois façonnée par ses lectures et par l’expérience de terrain. Dans la pratique du « Bricherismo », l’enquête de terrain est marquée par les empreintes de l’imaginaire de l’altérité exotique. Dans quelle mesure le chercheur sur le terrain se réapproprie les stéréotypes qu’il projette sur le monde de ses informateurs lorsqu’il est notamment en situation d’observation participante ?

Quel est le lien entre le stéréotype et le fantasme ?
Juliette Roguet

Dans l’article, j’ai analysé comment les fantasmes de l’exotisme tant que les touristes projettent sur la société péruvienne que les Bricheros projettent sur le monde occidental qui est représenté par les touristes – c’est évidemment réciproquement projeté – entraîne la formation de stéréotypes culturels et notamment au niveau de l’identité ethnique et sexuelle. Entre fantasmes et stéréotypes dans la recherche, comment penser encore une fois la question de la subjectivité du chercheur sur le terrain ? Dans un article de Jérôme Baschet, « Le chercheur, le “Je” et l’objet » (in Médiévales, vol. 3, n°7, p. 56-64 ; consultable en ligne : http://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_1984_num_3_7_970) – article qui est intéressant sur ces questions de réflexivité – : « Bien sûr, ce qu’il s’agit de reconnaître ici, c’est la manifestation d’une activité intellectuelle, d’un scénario imaginaire où le sujet est présent, et qui figure de façon plus ou moins déformée par des processus défensifs l’accomplissement d’un désir, en dernier ressort d’un désir inconscient. » Les fantasmes pétrissent le chercheur. Comment ces fantasmes se cristallisent-ils en représentation de soi comme enquêteur et de l’autre comme altérité exotique, altérité à la fois fantasmée et analysée à l’aide de pensées rigides ou issues de nos lectures ou de tout autre répertoire de connaissance scientifique. Dans les sciences sociales, le principal fantasme du chercheur est finalement de dépasser le sens commun, de produire une pensée nouvelle et originale, de trouver le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques ; être le plus proche possible de la réalité observée tout en trouvant une articulation logique dans la montée en généralités. Faire semble pour l’ensemble, finalement, des acteurs qui sont concernés par notre recherche. Voici le fantasme de l’émancipation des stéréotypes pour les chercheurs, entre distinction et familiarisation de l’objet de recherche : comment trouver le bon entre-deux entre distanciation et familiarisation avec l’objet de recherche ? La traduction de l’idée de familiarisation avec l’objet d’étude, ce serait le fantasme de l’observation participante, surtout donc en anthropologie, et dans ce fantasme de l’observation participante, l’anthropologue devient une partie de cet autre que son imaginaire intellectuel a déjà façonné. L’apprentissage et la confrontation avec l’altérité fantasmée dans le corps du chercheur, c’est-à-dire à travers ses affects et ses ressentis, qui permettent d’évaluer et de mettre à l’épreuve ses représentations stéréotypées. La structuration de l’identité du chercheur en situation d’observation participante se fait selon ses représentations stéréotypées et permet d’évaluer la solidité de son imaginaire de l’altérité. Dans cette situation, le chercheur pourra tenter de dépasser ses représentations conceptuelles pour élaborer sa propre analyse à travers un profond effort de réflexivité et de re-prise sur le réel. Le risque de la projection de l’imaginaire du chercheur sur son objet est finalement de fantasmer la réalité sociale observée selon l’expérience vécue sur le terrain, elle-même façonnée par un certain répertoire de connaissances conceptuelles et théoriques. L’ambition fantasmée de l’émancipation des stéréotypes que le chercheur porte sur son objet peut finalement se refermer sur une manipulation stéréotypique qui n’a plus de prise avec la réalité. Dans l’effort de distanciation avec l’objet, les stéréotypes scientifiques et conceptuels peuvent devenir une sorte de fantasme de la vie sociale des pratiques de notre objet. Comment s’extraire du cercle d’influences réciproques entre observateur, observeur et observé, entre ce face-à-face des miroirs de l’altérité ? Pour faire écho à la première question : le danger réside dans le fait de potentiellement biaiser l’analyse en observant la création sociologique que le stéréotype du chercheur a lui-même entraîné sur le terrain. Le chercheur influence et alimente l’auto-exotisme des sujets de son étude en proposant une certaine posture sur le terrain. Par ailleurs, le fantasme du chercheur, trop distant avec la réalité sensible, le fantasme scientifique, peut impliquer de passer à côté des stéréotypes pourtant évidents pour les individus que l’on aspire à comprendre. Le fantasme de scientificité du chercheur et ses stéréotypes conceptuels rendent-ils finalement aveugles aux stéréotypes producteurs de pratiques sociales ? Howard Baker propose beaucoup de pistes pour aider le chercheur à sortir de ces délicates questions de réflexivité, mais je terminerai en citant une autre petite phrase de cet article de Jérôme Baschet – qui est un historien, mais je pense qu’on peut adapter cela à la situation du terrain en sciences sociales – : « Plusieurs cas de figure sont proposés : l’historien peut évacuer tout contact avec le fantasme, soit par le choix d’un domaine affectivement neutre, soit par l’élaboration d’un système de défense. À l’inverse, certaines projections fantasmatiques sont le fruit d’un scénario imaginaire et n’atteignent rien du réel. » Le cas intermédiaire, donc cet entre-deux qu’on aimerait tous atteindre, est celui de la reconnaissance du fantasme allié à une solide pratique de documentation, de réflexivité, qui éclairerait l’historien dans sa recherche.

Anne Sweet

Nous allons passer aux questions par rapport à ce qu’on vient d’entendre, sur la création aussi du stéréotype, et sur stéréotype et fantasme.

Amandine Bricout

 

Je voudrais juste réagir sur ce que Juliette Roguet vient de dire. Cette réflexion est éminemment intéressante pour nous tous qui sommes en train de faire de la recherche de terrain, ou pas, d’ailleurs. Dans le cas du stéréotype de l’adoption par lactation spontanée, on est confronté à ses propres croyances : une femme qui n’a pas d’enfants et qui produit du lait spontanément semble quelque chose d’atypique. Étant au fait des questions de l’allaitement, je sais que cet événement n’est pas totalement de l’ordre de l’irrationnel. Depuis la parution de l’article, je me suis aperçue qu’en Inde, parmi les mots utilisés pour dire « sein », celui de « payodhara » signifiant mot-à-mot en français « qui porte du lait » reflète clairement les croyances indiennes sur les seins. Ainsi, là où, malgré mes connaissances sur la lactation spontanée, je voyais une petite part de merveilleux dans une lactation spontanée chez une femme nullipare, en approfondissant je me suis aperçue que finalement, pour les gens qui lisaient ce texte à l’époque, toute femme qui a des seins est une femme potentiellement allaitante, puisque les seins sont simplement les porteurs de lait. On doit toujours être soi-même à l’écoute de ses propres stéréotypes ; on est tous biaisés. La question de l’objectivité est très complexe.

Alice Burrows

Et le fait même que tu dises « biaisé » est intéressant, parce que cela veut dire que tu es encore dans ce fantasme de scientificité.

Intervenant n°7

Est-ce que cela ne vient pas seulement aussi du fait que les personnes qui ont écrit ce texte n’étaient elles-mêmes pas très au fait de l’allaitement ?

Amandine Bricout

Il s’agit d’un texte de la fin du VIe siècle, donc un texte écrit dans une société où toute femme devait allaiter son enfant – même s’il y avait dans les traités médicaux de l’époque des solutions de secours, si une femme ne pouvait pas allaiter son enfant, comme le recours aux nourrices. Ainsi les auteurs ne sont pas forcément très au courant du fonctionnement de la lactation, mais ils sont, sans doute, à mon sens, bien plus au courant que nous, on ne l’est. Il y avait une tradition d’observation.

Anne Crémieux

Sachant que c’est complètement faux de penser que les femmes produisent du lait uniquement quand elles viennent d’avoir un enfant.

Intervenant n°2

Il faut assumer cette dimension affective du chercheur, il ne faut pas en avoir peur, il faut juste « être ». On est comme tout être humain. Peut-être par contre, éthiquement parlant, il faut le dire, à un moment donné dans la recherche. C’est tout à fait normal qu’il y ait une dimension affective qui ressorte à un moment donné. Il faut y faire attention, oui, mais ne pas avoir peur de ces biais.

Anne Crémieux

Je pense aussi qu’il est une énorme erreur, très présente dans la recherche française, c’est de penser qu’en étant objectif et loin de son objet, on est plus à même d’avoir une réflexion juste. Je ne le pense pas. Je pense que quand on a peu d’affect envers son objet, il faut au moins en être conscient, et comprendre que cela a des avantages et des inconvénients. Quelle que soit la position dans laquelle on est, il y a des avantages et des inconvénients. Et il n’y a pas que les gens qui sont proches de leur objet – qui sont en général, eux, conscients, d’être proches de leur objet et qu’ils doivent le prendre en compte – qui doivent s’interroger sur leur démarche. Tout le monde a une position qu’il ou elle doit s’approprier, et beaucoup de gens ne le font pas.

Gianna Schmitter

Une toute dernière question pour Juliette. Est-ce que tu penses que sur le terrain, cette projection dont tu parles, est partagée par les personnes que tu interviewes, et du coup, est-ce que tu penses que s’ils en parlent, leur manière de se positionner, de relater, de comprendre, serait différente ? Et si oui, penses-tu que c’est un problème ?

Juliette Roguet

Ce n’est pas un problème car justement j’essaie de jouer avec cela. Cela fait longtemps que j’habite là-bas, j’ai des amis qui savent que je travaille sur ce sujet, donc des « Bricheros » qui sont mes collaborateurs. J’arrive à jouer avec toutes les facettes de ma posture : là-bas je suis une touriste, une gringa, comme toutes les autres. Dans les façons dont je pose les questions, et que je me situe comme ou une chercheuse ou une amie ou une confidente, j’arrive, juste en changeant un mot, à jouer sur ces relations de pouvoir au sein-même d’un entretien, et ces imaginaires qu’on se projette tout le temps. Même avec une toute petite phrase, on peut changer totalement de posture. La personne en face change aussi. Cela m’intéresse de voir toutes ces petites articulations de différentes postures, ces jeux de statuts.

Nous remercions chaleureusement tous les participants de cette table ronde qui ont contribué à la réussite de cet événement.

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